Un lieu où l’époque s’écrit

Comment en sommes-nous arrivés à être ce que nous sommes aujourd’hui? Après 200 semaines sans pause, je me pose la question au travers d’une petite rétro-intro-spective.

«Les hommes ne sont jamais aussi éveillés au bien dans le monde que lorsqu’ils sont furieusement éveillés au mal dans le monde.» — G. K. Chesterton
Goya: «Le sommeil de la raison produit des monstres»
Goya: «Le sommeil de la raison produit des monstres»

La presse ne m’intéresse pas

Je n’ai jamais eu de téléviseur chez moi. Je ne lis les gazettes que par devoir professionnel et les deux seuls périodiques dont j’aie été un abonné fidèle étaient l’Amuseur de Politika serbe (Politikin Zabavnik, hebdomadaire fourre-tout pour l’enfance et la jeunesse, voir le chapitre 5 de mes Aveux publics) et le Vanity Fair original, flashy-dandy-trendy, bref new-yorkais. Je ne connais de plus irritant cerveaulavage que les «infos» tournant en boucle sur France-Info ou Euronews. Je prends les nouvelles — comme on prend le frais ou l’apéritif, dans la syntaxe surannée des romans de Simenon — sur l’internet et dans les journaux gratuits qu’on laisse traîner à mon intention sur les banquettes des trains, et je forme ma vision du monde en rencontrant des gens et en lisant des livres. Je ne pense pas par concepts, je rumine plutôt, en marchant, en faisant la cuisine ou retravaillant des photos.

Je suis un visuel. Si je m’étais écouté à l’époque où j’ai tenté de devenir cinéaste, j’aurais fait de la photographie une profession. J’ai bien fait de ne pas m’écouter, car cela m’eût sans doute dégoûté de ce bel art. Je persévère néanmoins, depuis l’âge de dix-sept ans, à chroniquer ma vie par des images, que je publie parfois avec des légendes sous la rubrique «Photobiographie», ici ou dans Eléments.

Pas «contre»: ailleurs!

Tout ceci pour justifier mon étonnement lorsque, me retournant sur ma vie, je vois que j’ai toujours frôlé le journalisme. Quand je dis journalisme, je ne parle pas d’un registre professionnel, mais d’une vocation. Je pense à la «forme longue», aux «choses vues» (© Victor Hugo) au «témoignage humain» illustré par les Albert Londres, Malaparte, Kessel, Jean Cau ou V. S. Naipaul. Il va de soi que l’Antipresse a été créée en hommage à cette grande lignée et non pour «contrer» les partis pris des «médias de grand chemin». Tout exercice de «contre-…» ou de «ré-…» consiste à se définir par rapport à ce qu’on conteste. Le ciel nous en préserve! C’est pourquoi je ressasse toujours que nous ne sommes pas un organe de «réinformation». Nous ne sommes pas contre, mais en face, voire tout à fait ailleurs. Si nous versons dans la «réinformation», c’est comme une montre à l’arrêt: deux fois par jour, forcément, elle donne l’heure juste.

Je ne reviendrai pas sur les circonstances et les motifs de la création de l’Antipresse, on les trouve sur notre site. Je rappellerai quand même qu’entre les deux cofondateurs — Jean-François Fournier et moi-même —, l’un était journaliste de métier, l’autre éditeur, mais que les deux étaient romanciers. L’exaspération qui nous a poussés à adresser tous les dimanches matin notre e-missive à nos amis et lecteurs n’était pas de nature socio-politique, mais plutôt littéraire et esthétique. La production médiatique de masse était en train de se transformer en cette patate transgénique qui nous obstrue désormais le fondement : 95% d’amidon, 3% de fibres et quelques traces de nutriments.

Le «nomadisme numérique» par l’exemple

Comme je suis resté seul rédacteur en chef, l’Antipresse a fini par refléter mes goûts, mes besoins et mes contradictions. Le rendez-vous strict du dimanche matin, 52 fois par an — jamais manqué — est originellement dû à la nécessité intérieure de structurer mon temps par une contrainte extérieure. Au fil du temps, c’est devenu un défi et un podvig (exploit d’ascèse, chez les orthodoxes). Assurer cette cadence infernale malgré les voyages et les retraites parfois très excentrées est une formidable formation professionnelle — pour ne pas dire militaire. Mais aussi un banc d’essai pour ce fameux «nomadisme numérique» que l’idéologie du virtuel nous promet et que très peu de gens expérimentent vraiment.

Pour l’anecdote, je révèlerai qu’une édition de l’Antipresse (je ne dirai pas laquelle, personne n’a rien remarqué, mais j’ai des témoins) fut partiellement rédigée et bouclée dans un hôtel de Russie à quatre heures du matin après une soirée plus qu’arrosée. Et aussi que, sans l’internet plus ou moins «débridé» du palace Peninsula de Shanghaï, j’aurais probablement failli à ma tâche lors de ma cavalcade en train à travers la Chine.

Ce mode de vie rocambolesque impose, en contrepartie, une structuration minutieuse de la technique. Je l’ai décrite dans la visite guidée du hangar (Antipresse 162, 6.1.2019). La publication électronique demeure un territoire à explorer. L’édition de l’Antipresse a un petit goût de «retour à Gutenberg».

Futuro-archaïsme

Nous sommes pétris de contradictions! Ainsi, je suis à la fois l’exemple le plus abouti de nomade numérique, largement dépendant du réseau, et un critique de la société interconnectée et de ses dérives. Au bout du compte, saint Paul ne profitait-il pas de sa citoyenneté romaine pour saper l’Empire? Mais, même si la technologie n’est pas neutre, même si, selon McLuhan, l’outil façonne la pensée, je me surprends, dans cette équipée de l’Antipresse, à illustrer la caractérisation qu’avait faite de moi Michel Maffesoli dans sa gnostique préface à Despotica (qu’il m’a fallu du temps pour déchiffrer): archaïsme et retour aux communautés premières. La simple ambition de « voir dans les choses plus que les choses» — expression empruntée à Victor Hugo — renvoie à une conception habitée de la réalité passablement incongrue en notre ère du plat premier degré (quand elle n’est pas carrément taxée de complotisme).

L’anti, c’est l’endroit

A rebours de tout marketing efficace, nous ne sommes pas «ciblés» en direction d’une «niche». Ni par le genre, ni par les idées, ni par les contenus. Nous sommes à cheval entre divertissement, littérature et témoignage — comme les magazines cités plus haut qui ont alimenté ma jeunesse. Nous n’avons pas d’idéologie ni de programme, à l’exception, je crois, d’une aversion commune: l’extension du domaine de la chute, le basculement dans la régression totalitaire qui menace la société industrielle depuis ses origines — comme l’avaient vu Rousseau, Flaubert ou Ellul —, et qui ces dernières années a passé du stade de menace à celui de système malgré les avertissements hérités du siècle précédent. Le délire «transhumaniste» n’est que l’illustration contemporaine du tableau de Goya: «Le sommeil de la raison engendre des monstres».

Or nous voyons aujourd’hui que cette aversion est aujourd’hui devenue sinon un projet, du moins un signe de ralliement, tant entre les rédacteurs et invités de l’Antipresse qu’entre l’Antipresse et ses lecteurs. Je reviendrai plus en détail sur notre questionnaire dans le prochain numéro, mais il livre d’ores et déjà un «portrait-robot» de notre lectorat qui nous ressemble fort. Nous ne voulons, ni vous, ni nous, de la culture imbécile qui se répand comme une marée noire. Nous ne sommes pas «anti», nous sommes justement «à l’endroit». Nous résistons aux slogans non par d’autres slogans mais par la défense et la protection de ce que les slogans (mots réduits en massues) s’emploient à combattre: l’originalité de chacun, l’indépendance, la richesse de la langue, la liberté d’être ce qu’on est et de le dire. Bref, en cultivant nonchalamment l’imperfection, l’insoumission et l’incorrection qui font de nous des êtres humains.

Quand l’espace public devient terre hostile…

C’est ainsi qu’en lisant vos missives, et en regardant un peu autour de nous, nous nous sommes aperçus que ce bateau de papier (électronique!) est devenu en quatre ans une (anti) arche de Noé, une belle communauté d’esprits, et pour certains un véritable refuge dans la tempête. Dans un ouvrage qui vient de paraître, L’innommable actuel, le pilier de culture Roberto Calasso évoque ces témoins des époques troublées, en tous lieux et toutes confessions, qui, comprenant l’incurabilité de l’espace public, ont converti toute leur énergie d’action en témoignage. Il les appelle les «analogistes» (car ils créent des liens et renouent ceux que l’on s’efforce de briser).

«Ils furent les premiers à ne pas se conformer étroitement aux interdits tribaux, dont pourtant ils reconnaissaient et avaient parfois élaboré les significations. (…) Ils furent les premiers à comprendre que la pensée ne dépendait pas de la société, mais la société de la pensée. (…) Ils n’étaient jamais nombreux, mais toujours reconnaissables. (…) Ils ne parlaient pas, ne prêchaient pas, ne convertissaient pas. Mais ils parlaient et écrivaient. Ils comptaient sur le simple pouvoir de la parole, sur sa capacité à guider le cœur de n’importe qui vers un nouvel Orient.» (1)

Nommer et décrire l’«innommable actuel»: immense tâche qui ressemble à un sacerdoce, mais qui se décompose en mille histoires, esquisses, pensées ou témoignages hors du calibrage dominant. Sortir du moule est tout ce qu’on nous demande. C’est amusant pour nous et intéressant pour ceux qui nous lisent. C’est pourquoi nos lettres «trop longues pour de l’internet», «trop savantes pour le lecteur ordinaire», «trop inactuelles pour les consommateurs de nouvelles» et «trop ambiguës pour les esprits engagés» rassemblent de plus en plus de lecteurs, qui en plus sont des amis.

«Depuis le 6 décembre 2015, l’Antipresse a publié 199 lettres hebdomadaires, 793 articles originaux, 114 tribunes, 1080 brèves et 220 citations d’auteurs.» Ce petit récapitulatif qui figure en tête de chaque édition de l’Antipresse mesure le chemin accompli, avec une grave légèreté, dans la bonne humeur et dans la plus joyeuse anarchie. L’Antipresse est en train d’atteindre la vocation qui était peut-être la sienne sans même que nous le sachions: le lieu où l’époque s’écrit en (bon) français.

NOTES
  1. Roberto Calasso, L’innommable actuel (Gallimard 2019), p. 65.

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